L’Inter de Tunisie : voilà comment les vieux sportifs tunisiens avaient pris l’habitude d’appeler le légendaire Club Olympique des Transports dans les années 1960, 1970 et même 1980. Depuis, que d’eau a coulé sous les ponts, et le COT moisit aujourd’hui dans les divisions «amateurs».
Parmi la fine fleur de cet ensemble redouté par tous les grands du pays, figure l’attaquant (ou milieu offensif) Ali Chabbouh qui a l’âme cotiste chevillée au corps.
«Paradoxalement, le seul titre remporté par les “Bleu et Noir”, la Coupe de Tunisie 1988, a décapité mon club qui s’est, depuis, engouffré dans une nuit sombre. Il y a eu des gens pour vendre des chimères aux supporters, surtout que le parrainage a été annulé», constate, amer, le technicien formé en Roumanie.
Chabbouh, vous avez toujours soutenu que la Coupe de Tunisie de 1988, le seul trophée à son palmarès, a paradoxalement dévasté votre club. Pourquoi ?
Au lieu de constituer un grand moment de l’histoire cotiste, et de servir de point de départ, ou plus exactement d’initier la saison des moissons, au contraire, ce triomphe a désintégré le COT. Depuis, il n’a pas arrêté de s’engouffrer dans une nuit sombre, car il y a eu des gens pour vendre des chimères aux supporters. Le parrainage a, de surcroît, été annulé. Financièrement, cela a étouffé le budget du club. Et quand on sait que l’argent est le nerf de la guerre… Pourtant, à chaque fois où le COT accorde la priorité au volet social, les résultats suivent automatiquement.
Aussi brillant et séduisant soit-il, le COT de votre époque n’a justement rien gagné. Quelle explication en donnez-vous ? ?
Nous aurions pu gagner plein de trophées sans l’acharnement des arbitres. Je n’oublierai jamais notre quart de finale perdu contre l’Espérance Sportive de Tunis. Haj Zarrouk nous a massacrés ! Il nous était même arrivé de perdre en coupe face au FC Djerissa, des mains de l’arbitre, là aussi. Il faut également avouer qu’avec un budget chétif, notre objectif n’était pas vraiment le titre. Nous bénéficiions de la sympathie des gens. Chaque fois où nous jouions en lever de rideau, tout le public présent pour le match vedette n’arrêtait pas de nous encourager.
Qu’a représenté le COT dans votre existence?
Une famille, au vrai. Ce club présente la particularité d’avoir prémuni des générations entières contre les affres de la délinquance, compte tenu du quartier où il est implanté, Mellassine. Jadis, Bourguiba Junior, Mestiri, Sadok Ben Jemaâ, Khelifa Karoui… venaient dans notre stade prendre un café. Je me suis donné pour mission de ne pas lâcher mon club, de défendre sa cause par le moyen qui m’est le plus accessible, les réseaux sociaux. A un certain moment, j’ai pu sensibiliser les autorités régionales qui demeurent, je crois, les mieux placées pour faire quelque chose et faire bouger les lignes. De leur côté, les enfants du club doivent s’activer, prendre l’initiative. Les quartiers Helal, Mellassine, Zahrouni, Ezzouhour, Essabkha, Ettayarane… peuvent bénéficier d’infrastructures sportives modernes. Les citoyens doivent être une force d’impulsion afin d’accompagner les promesses des autorités jusque-là restées lettre morte.
Votre carrière a été plutôt courte avec 9 ans seulement avec les seniors…
J’ai souffert de beaucoup de blessures. Mon club m’envoyait me soigner en France grâce au soutien de feu Azouz Lasram qui était alors notre ambassadeur en France. Notre entraîneur Ahmed Belfoul m’alignait parfois alors que j’étais blessé. J’ai arrêté en 1971, l’année même où trois de mes coéquipiers furent suspendus par le COT dans l’affaire du match «vendu» à l’US Maghrébine (4-2 pour ce dernier). Pour la première fois, un club prenait d’aussi graves sanctions contre ses propres joueurs.
Avez-vous évolué en sélection ?
Avec l’équipe nationale A, non. J’ai été convoqué avec la sélection juniors et Espoirs qui était alors coachée par Belfoul. Nous avons même participé à un tournoi en Arabie Saoudite.
Comment êtes-vous venu au football ?
J’habitais Essabkha où j’ai joué avec Attouga, Abdeljabbar Bhouri… Les après-midi, nous pouvions trouver des terrains secs. Après des études primaires à Radès, j’ai fréquenté le lycée Sadiki où j’avais comme camarade de classe Ali Babbou. Nous jouions à la grande place où est installée aujourd’hui la municipalité de Tunis. En 1959, j’ai fini par signer au Club Olympique des Transports catégorie cadets. Tout comme le Sfax Railways Sport, le COT était un club professionnel avant l’heure. Grâce au parrainage de la SNT, l’avenir était assuré pour chaque joueur du club nerazzurri. Il était certain d’être embauché et d’avoir sa maison, pas gratuitement, bien sûr. Personnellement, je n’y tenais pas énormément. Mais mon entraîneur Hmid Dhib et notre dirigeant Abdelkader Ben Cheikh, qui était P.-d.g. de la Société nationale des Transports, m’emmenèrent un soir pour choisir une maison.
Qu’avez-vous senti au moment de disputer votre première rencontre avec les seniors ?
Une joie indescriptible. C’était en 1962 alors que j’étais encore junior dans un match de Division 2. Il y avait dans l’équipe seniors, entraînée par Hmid Dhib, Mohamed Bari «Cassidy», Lotfi Chaâr, Abdessalam Chaâtani, Abdeljabbar Bhouri, Gouchi (de Denden), Abdelaziz Gabsi, Brahim Berbag, Amor Dhib, Mohamed Ayari, Mohamed Ali Ben Brahim… Par la suite viendront Kamel Karia, Farouk, Houcine Ayari, Abdelmajid Jelassi…
Vos parents vous ont-ils encouragé à pratiquer le football ?
Ma famille vient de la ville de Somaâ, dans le gouvernorat de Nabeul. J’ai perdu mon père, Ahmed en 1945, j’avais alors dix ans. Quand je quittais la maison pour aller jouer un match ou m’entraîner, ma mère Salha, une mère-courage au vrai, priait pour moi afin que je ne sois pas blessé.
A quel poste avez-vous évolué ?
Attaquant ou milieu offensif. Pas avant de pointe, mais en attaquant qui vient de derrière. Pourtant, je me rappelle qu’une fois, contre Al Mansoura, notre entraîneur Hmid Dhib m’a aligné latéral gauche. Avec Amor Dhib, Lotfi Chaâr et Abdejabbar Bhouri, nous constituions un secteur offensif du tonnerre.
Quelles sont les qualités requises d’un bon attaquant?
Physiquement, il doit être au top, et cela dépend surtout de l’hygiène de vie. Dans notre club, celle-ci était impeccable. Nous prenions nos repas dans un «Makhzen» à Mellassine. Sous le régime du parrainage, le COT possédait son propre restaurant. Un bon attaquant doit également avoir l’adresse, le timing et le flair.
Quel était votre modèle d’attaquant ?
Le Clubiste Tahar Chaïbi. Il emportait tout sur son passage, tel un train au souffle ravageur. Je n’ai pas certes ses qualités, car il reste unique. Abdelwahab Lahmar et Abdessalam Adhouma n’étaient pas mal non plus. Le «Pelé arabe» aussi. A mon avis, il était insensé de ne pas convoquer Mohieddine Habita en coupe du monde 1978.
A votre avis, quels furent les meilleurs attaquants du football tunisien ?
Je vais citer des attaquants et des milieux à vocation offensive. Chaïbi, donc, mais aussi Abdessalam Chaâtani qui n’a pas eu sa chance en équipe nationale, Othmane Jenayah, le Cabiste Joulak, Aleya Sassi, Mongi Delhoum, Lahmar, Adhouma, Agrebi, Tarek, Mohieddine, Temime… Tous des joueurs hors norme.
Plus généralement, quels sont les plus grands joueurs tunisiens de tous les temps?
Noureddine Diwa et Tahar Chaïbi. Et dans la génération suivante Agrebi, Tarek, Temime et Mohieddine.
Et dans la génération actuelle ?
Je n’en vois pas beaucoup d’autant plus que je trouve les joueurs actuels «standardisés», «formatés» et «mécanisés». Où sont passés les milliards dépensés dans les centres de formation ? De nos jours, la recette est simple : le club dépense des millions pour recruter des joueurs prêts. Grassement rémunérés, les intermédiaires, ou agents de joueurs, prennent également leur part du gâteau. Il est vrai que l’argent a, d’une certaine façon, souillé le foot. Par ailleurs, nos équipes des jeunes ne participent plus aux tournois internationaux de naguère: ceux de Rijeka, Cannes…
Quels sont les meilleurs joueurs de l’histoire du COT ?
Chaâtani, Ben Brahim, Lotfi Chérif, un buteur-né, Ben Mansour…
Quels furent vos entraîneurs ?
Hmid Dhib et Moncef Gabrane chez les jeunes. Puis Rachid Turki, Ahmed Belfoul et encore Hmid Dhib chez les seniors, Baba Hmid étant sans doute le meilleur.
Pourtant, il a une réputation de ne pas être « délicat et tendre» avec ses joueurs auxquels il lui arrivait d’adresser une bastonnade …
Mais autant il est sévère autant il est juste. Une fois, alors que j’étais junior, dans un match amical seniors contre le Stade Tunisien, j’ai eu une altercation avec Brahim Kerrit qui était en fin de carrière. Baba Hmid m’asséna une belle gifle.
Qu’a-t-il représenté pour vous ?
Beaucoup plus qu’un entraîneur, un père spirituel. Le COT lui doit d’avoir posé les bases du club. Son œuvre a été fondatrice. Beaucoup plus tard, dans les années 1980, les Yahmadi, Msakni, Henchiri… qui ont gagné la coupe de Tunisie sont également quelque part ses enfants. Amor Dhib et moi-même, nous les avions formés selon la méthode qu’il avait jadis mise en place.
Vous avez eu affaire à beaucoup de défenseurs accrocheurs et coriaces. Vous vous en rappelez ?
Oui. Le Clubiste Mrad Hamza était le plus dur, il n’hésitait pas à employer les gros moyens. Avant nos matches contre le CA, Chaâtani disait toujours à son ami dans la vie de tous les jours, Attouga : «Dites à Mrad de ne pas exagérer dans ses interventions!». Malgré tout, nous restions avec les joueurs du CA, de l’EST, du ST… de grands amis. On mangeait ensemble.
Quel a été votre meilleur match ?
Contre le Stade Tunisien de Lahmar, Naoui, Mghirbi…, en lever de rideau au Zouiten. Nous avons gagné (3-2).
Votre meilleur souvenir ?
Lorsque nous avons battu l’Union Sportive Monastirienne chez nous (2-1) et à l’extérieur (1-0) pour le compte des barrages d’accession 1964-65. La première de l’histoire de notre club.
Et le plus mauvais ?
Notre relégation la saison d’après suite à une grosse déconvenue à Hammam-Lif. L’arbitre Moncef Ben Ali a fait des siennes. Nous étions rentrés de la banlieue sud, à pied, tellement nous étions frustrés, abasourdis. Chacun ruminait sa colère. Fort heureusement, sous la conduite de Rachid Turki et Ahmed Belfoul, nous allions vite réintégrer la division d’élite.
Qu’avez-vous fait après avoir raccroché ?
J’ai passé les trois degrés d’entraîneur et suivi des études en Roumanie, à l’Ecole supérieure des entraîneurs. Ensuite, j’ai entraîné un tas de clubs appartenant presque tous à la Division 2 : l’Avenir Sportif de Gabès que j’ai fait accéder en 1984 pour la première fois de son histoire en L1, le COT (trois ans), Megrine, Bousalem, Makthar, Ben Guerdane, l’AS Djerba, Kasserine, Tataouine… J’ai également exercé aux Emirats avec Nadi Al Imarate et en Arabie Saoudite à Al Chabab et Al Jil.
Votre équipe préférée après le COT ?
L’Etoile Sportive du Sahel. Les Etoilés Othmane Jenayah et Hedi Ayèche s’entraînaient avec nous puisqu’ils se trouvaient à Tunis. Notre dirigeant Khelifa Karoui vient de Sousse. Le journaliste et présentateur de «Dimanche Sport», Raouf Ben Ali, aussi. N’oubliez pas qu’il a été un des fondateurs du COT et a énormément donné pour les couleurs bleu et noir.
Avez-vous encouragé vos enfants à suivre une carrière dans le foot ?
Non. Pourtant, mon enfant cadet Sami, qui a aujourd’hui 38 ans et qui gère une société d’informatique, je le portais tout jeune s’entraîner au Club Africain. Mais il a fini par abandonner, car ses études ne lui laissaient plus de temps.
C’est votre enfant unique ?
Non. Avec Monica, une Roumaine Prof de sport que j’ai épousée en 1977, lors de ma dernière année d’études à l’Ecole supérieure des entraîneurs, en Roumanie, nous avons eu un autre garçon, Slim, 42 ans, ingénieur informaticien.
Quels sont vos hobbies ?
Je fais chaque jour une demi-heure de marche avec mon épouse. Je regarde le football européen à la télé. Comment ne pas s’émerveiller devant le spectacle venu d’une autre planète, proposé par Barcelone ? Je rencontre aussi les amis dans au café.
Enfin, êtes-vous intéressé par la politique ?
Non, pas du tout. D’ailleurs, je ne regarde pas les plateaux politiques à la télé. Ne dit-on pas que la politique, c’est l’art de mentir à propos ! Quand je regarde le fossé qui se creuse irrémédiablement entre le simple citoyen et les politiciens qui lui vendent à longueur de journées —et ils ne se fatiguent jamais!— du vent et des mensonges, eh bien, je ne peux que répudier la politique.